Adrien Colrat

Marie Luçon
& Boris Dambly
Déclamation théâtrale
et seaux d’eau 
 
 
  
Comme la plupart des étudiants j’ai passé la soirée complète aux ateliers Claus et j’ai assisté à la plupart des performances sans vraiment me demander laquelle j’allais choisir pour ce travail. J’en ai trouvé certaines amusantes, d’autres intéressantes et même surprenantes. Le lieu semble assez alternatif, pas institutionnel pour

1 un sou en tout cas, tout est bétonné et assez dépouillé. J’ai adoré la tendre émeute, pas mal ri pour Edgar - je n’en espérais pas moins - mais il n’y en a qu’une seule qui ait vraiment retenu mon attention tout le long de son déroulement, celle de Boris Dambly et Marie Luçon : déclamation théâtrale et seaux d’eau. Peut-être que c’était la seule que j’attendais, parce que Boris l’avait déjà évoquée en cours et que je connaissais déjà un peu sa démarche - je la trouvais assez valable -, j’étais plus enclin à être touché par elle. Ou alors peut-être que le fait d’y avoir - modestement - participé me l’a rendue plus palpable, moins abstraite. Le contre-exemple serait la performance de Carole Louis qui correspond typiquement au genre de choses qui me laissent de marbre. sans dénigrer son travail je dois bien admettre que j’y suis hermétique. Mais je pense que si j’ai choisi cette performance c’est que mon appréciation est directement liée à l’impact immédiat, et qu’ici on a à mon sens quelque chose de simple et relativement fort. Le dépouillement de l’installation : deux personnes et des seaux d’eau froide. La violence physique et implicite du geste : l’eau froide jetée au visage est non seulement physiquement désagréable pour la personne qui la reçoit mais aussi un gigantesque «ta gueule» hurlé à son oreille. Enfin la participation «automatique» du public : personne n’a été invité à effectivement se saisir des seaux et à les utiliser sur le corps déjà grelottant de cette pauvre femme et pourtant il a suffit de quelques dizaines de secondes pour que tout le monde le fasse. 

 
Les lumières s’éteignent, les voix échauffées par la bière s’adoucissent peu à peu et un spot éclaire le mur du fond, révélant une femme entre deux âges, habillée en noir avec une veste de fourrure synthétique blanche sur les épaule, maquillée et l’air concerné. Elle est sur une estrade et à ses pieds, sur le sol, se trouvent une vingtaine de récipients de toutes tailles, du verre au seau. Ils sont remplis d’une eau extrêmement froide, je le sais parce que j’en ai reçu une bonne partie sur moi. À ses pieds et toujours en bas de l’estrade, je reconnais Boris, dans l’obscurité, rôdant autour des seaux. La femme - Marie Luçon, qui est actrice de théâtre - commence à déclamer des textes qui semblent tirés de tragédies classiques, en en faisant des tonnes, le regard à l’horizon et le poing levé. Peu après qu’elle ait commencé Boris lui lance le contenu du premier récipient à la tête. Au fur et à mesure les gens s’y mettent aussi, elle est rapidement trempée des pieds à la tête avec son haut gorgé d’eau qui commence à tomber, sa fourrure qui se fane et son mascara qui coule le long de ses joues, mais elle continue à dire sont texte, quasiment imperturbable. Le manège se poursuit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul récipient. J’ai même vu quelqu’un lui jeter un verre d’eau qu’il avait pris au bar. 

 
Immédiatement on pense au théâtre classique, à sa pompe qui peut paraître risible et parfois même irriter. J’ai en tête Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand) qui devant un acteur particulièrement pédant lâche : “Gros homme si tu joues, je vais être obligé de te fesser les joues”. Il justifie sa haine ainsi : “C’est un acteur déplorable, qui gueule, Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau, Le vers qu’il faut laisser s’envoler”. Si j’ai bien compris ce qu’a expliqué Boris au cours d’histoire de l’art, quand Marie commence à boire une ou deux bières elle ne peut pas s’empêcher de déclamer les tirades qu’elle a mémorisé dans sa vie d’actrice de théâtre, à un point que cela en devient énervant. Le théâtre possède des merveilles de langue, personne ne pourra enlever sa beauté au Cid (Corneille) ou au Songe d’une nuit d’été (Shakespeare). Pourtant si hors contexte un de vos amis vous récite des monologues interminables sans vouloir s’arrêter, on rentre dans le domaine du désagréable. Parce que ça coupe le dialogue, parce que c’est long et souvent hors de propos, et un tout petit peu prétentieux aussi. À la base, et ça se sent beaucoup dans son travail, Boris n’a pas de revendication particulière dans son action, ou en tout cas elle ne s’exprime que par les faits, jamais par les mots. L’intention de départ est de faire à Marie ce qu’il rêve de lui faire quand elle se donne en spectacle dans des moments inadéquats, c’est à dire lui verser un grand seau d’eau gelé sur la tête. Il n’y a pas de manifeste, juste un acte gratuit ou en apparence gratuit. Qu’ils le veuille ou non, par imitation inconsciente ou instinctivement, aucun acte n’est gratuit et encore moins une performance. 



Quand je commence à réfléchir à cette performance la première chose qui me saute aux yeux c’est sa spontanéité. Elle peut se passe sans problème de références historiques ou d’analyses alambiquées, ce qui est pour moi quelque chose de précieux : elle est autonome. Je n’ai jamais beaucoup apprécié les oeuvres en références à d’autres oeuvres, ainsi quand 2 Marina Abramovic - dont j’apprécie d’autre part le travail - propose de rejouer des performances historiques qui l’ont influencée au Guggenheim de New York, je crie à l’hérésie. D’abord parce que en faisant cela elle amène une monétisation à un art qui avait su par son essence éphémère et impalpable rester loin du marché et de ses excès, et qui avait ainsi gardé une forme de pureté. Ensuite et surtout parce que pour moi la performance n’est réellement intéressante que quand elle est action, et qu’elle possède à un quelconque niveau une forme d’expression brute. L’histoire nous montre que les circuits fermés ne sont bons qu’à la sclérose, ce qui est d’ailleurs la plus implacable des lois naturelles, quand on n’avance pas on meurt. Je pense qu’il faut préférer les coups de gueule aux reliques, l’éphémère au sacré. On imagine très bien que cette scène puisse se reproduire dans le cadre d’un pari entre amis ou même comme bizutage dans un quelconque internat : “Tu nous saoule avec tes vers Marie, laprochainefoisquej’entendsdu Racine tu te mets sur l’estrade et on te balance tous de l’eau glacée c’est compris ?”. Mais la pauvre Marie est incorrigible, elle ne peut pas s’empêcher de citer Racine à tout va, sa peine était fatale. Et sa peine, comme la performance de Boris et Marie, est un acte autonome, qui n’a besoin que de lui même pour être intelligible. 

 
Plus sérieusement, ce type d’actions parviennent à désamorcer un défaut majeur de la performance qui est ce sentiment d’exclusion, souvent ressenti par le public. Je ne compte pas le nombre de regards gênés ou fuyants, les bribes de conversations que je saisis parfois comme “mais qu’est-ce qu’il fait, là ?”, “mais pourquoi il fait ça”, “tu crois qu’il va expliquer ?”, ou encore les salles qui se vident 3 peu à peu au fur et à mesure que la performance suit son cours, ou pire, celles qui ne se remplissent pas du tout. Le public serait-il cet effrayante foule grouillante et inculte shootée aux médias de masse et à la pensée unique, incapable de saisir une forme d’art peut- être trop avant-gardiste ? Ou bien le performeur est-il l’enfant gâté de la société occidentale, artiste contemporain à tel point déconnecté de l’homme moyen qu’il est incapable de communiquer avec lui ? Ni l’un ni l’autre évidemment, évitons à tout prix les caricatures, mais la circonspection est quand même la règle dans les publics de performances. Je vais prendre un contre-exemple, une caricature justement, pour bien me faire comprendre. Yoko Ono est une artiste contemporaine certes controversée, mais aussi largement exposée et bénéficiant d’une audience énorme à travers le monde entier. Je ne la rejette pas en bloc, certaines facettes de son travail sont très respectables notamment au sein de Fluxus. Pourtant une de ses performances tristement connue grâce au succès d’une vidéo YouTube - entre un et deux millions de vues - me semble être le symptôme de ce que je décris plus haut. Il s’agit de “Voice piece for soprano & wish tree”. Que cela ait un sens bien précis pour elle ou qu’au contraire elle recherche une sorte de lâcher prise total, cela n’a aucune importance parce que tout ce qu’on voit c’est Yoko Ono qui hurle dans un micro pendant trois minutes et qui s’en va immédiatement après avec un sourire satisfait, suivie de deux gardes du corps. Évidemment cette performance s’inscrit dans une exposition plus large mettant en scène ses “instruction pieces”, et ses cris sont une invitation au public à faire de même, à hurler aussi fort que possible dans des énormes enceintes en plein milieu du MoMA, c’est à dire en plein milieu d’une institution à la limite du sacré. 

 
Ça a l’air pas mal sur le papier, ça semble même un peu subversif et fatalement la question se pose, pourquoi ici ça ne prend pas ? La personne la plus proche d’elle doit se trouver à cinq mètres et si on regarde les visages des spectateurs, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’y trouve une certaine retenue. En fait le point principal que je veux faire passer ici se trouve dans un mot tout simple de la phrase précédente : “Spectateur”. “Specto” est un verbe latin qui veut dire regarder, le spectateur est celui qui regarde. Pardonnez mon didactisme un rien pataud, mais c’est ici précisément que se trouve la nuance. Pendant la performance des seaux d’eau, il n’y a eu aucune circonspection, aucune retenue, et c’est naturellement que les gens ont participé. C’est le plus naturellement du monde qu’ils se sont investis dans la performance et ont été plus que spectateurs, ils ont été acteurs et volontaires de surcroît, et ils ont fait ce que certains - je n’oserais pas dire moi - rêverait de faire à Yoko Ono hurlant dans ce micro. 

 
La mise en place préalable est assez dépouillée, comme je l’ai dis plus haut il n’y a rien de plus - au départ en tout cas - que deux personnes agissants à l’intérieur de deux appareils imbriqués. Je m’explique. D’abord le premier : la femme, surélevée par sa position sur l’estrade et mise en avant par l’éclairage, il s’agit ici explicitement d’un pastiche de scène de théâtre. Le deuxième c’est Boris, les seaux d’eau et le public dans l’obscurité. Il y a une mise en abîme évidente, parce que les deux dispositifs sont du domaine de la mise en scène, de la préparation, et il y a là un paradoxe intéressant : c’est en se moquant du premier que le deuxième s’identifie à lui. Même en essayant de garder une certaine décontraction dans le geste, il y a quelque chose de théâtral dans la façon dont nous avons tous arrosé Marie. Les gestes étaient choisis, contrôlés, puisqu’il fallait rentrer dans le halo du spot et monter sur l’estrade pour l’atteindre. Ce simple mouvement faisait passer les membres du public du deuxième dispositif au premier, de l’ombre à la lumière, de l’anonymat rassurant aux yeux de tous. Je ne pense pas que ce soit prémédité, je pense que c’est la mise en place même de cette performance qui inclut dans son sein ce paradoxe, tout comme le simple fait d’appeler une action “performance” est déjà une forme de mise en scène. Et c’est là un autre paradoxe parce que pour beaucoup de performeurs il n’y a pas de limite entre la performance et la vie, à part justement cette distinction purement sémantique. Imaginez vous dans votre cuisine en train de faire un plat de pâte. Il s’agit d’une action assez banale, liée à au besoin humain le plus primaire après celui de respirer, de se nourrir. Mais appelez ça une performance, et refaite exactement la même chose dans une galerie d’art et on va vous regardez, se demander ce que vous avez voulu dire, mettre en question la place du spaghetti dans la post-modernité etc.




Comme je l’ai dit plus haut, aucune action n’est gratuite, et d’ailleurs Boris nous disait lui-même qu’il lui était arrivé de ne comprendre le sens d’une de ses propres performances qu’après plusieurs mois, sûrement le temps qu’il faut à l’esprit pour faire décanter les idées. Alors même si il travaille à l’instinct - ce que je respecte - je n’arrive pas à m’empêcher de rapprocher son travail de l’actionnisme, avec un petit côté happening dans l’absence revendiquée d’intention, et je ne peux pas ne pas me demander si c’est intentionnel. Un des principes de l’actionnisme - viennois en tout cas - c’est la création par la destruction. Dans Kardinal, Otto Muehl - co-fondateur et un des membres 4 principaux de l’actionnisme viennois - nous montre une personne ficeler le visage d’une autre, puis lui recouvrir le visage de différentes matières plus ou moins liquides en la frappant. Le contexte de l’époque était autrement plus violent qu’aujourd’hui, la société autrichienne était encore infestée des restes du régime nazi et il y régnait une ambiance aussi puritaine que malsaine. Je trouve aussi important de préciser quand on parle de ce mouvement que la plupart de ses membres, du simple fait de leur âge, ont servis dans la Wehrmacht, Otto Muehl connu même le front. Les traumatismes à exorciser étaient d’une violence rare pour ces artistes, mais même si elle est plus doucereuse il existe une forme de violence sourde dans nos sociétés. La catharsis est, pour moi, nécessaire et c’est exactement elle qui prend place ici : même si l’acte n’est pas à proprement parlé destructeur il en reste violent et lourd de sens. 


C’est seulement à la fin de ce travail que je comprends pourquoi c’est cette performance que j’ai choisie. Moi aussi quand je suis ivre, je récite des poèmes en m’écoutant parler, et je me déteste pour ça quand j’y repense. Une amie m’a dit en regardant avec moi la performance de Marie et Boris que quand j’entamais “Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses...” de Éluard, elle pensait à chaque fois à me vider un seau d’eau glacée sur la tête. Je pense que le côté jouissif que j’ai eu à regarder et à participer avait à voir avec de l’autoflagellation c’est sur moi que je me suis défoulé, c’était moi-même debout et frigorifié à raison dans ce spot blanc.





J’aime la notion d’art comme rituel exutoire, je me dis parfois que l’art et à plus forte raison l’art performatif puisqu’il est plus lié que n’importe quel autre à la vie, devrait avoir dans nos sociétés modernes le même rôle que la transe 5 dans certaines sociétés ancestrales, ou que le théâtre dans la civilisation grecque, celui de nous permettre de défouler nos corps et nos esprits pour désamorcer les agressivités, aigreurs et autres frustrations quotidiennes. Aristote appelait catharsis le fait d’évacuer ce que les passions ont de dangereux par le biais du théâtre, et je trouve que ça résonne plutôt bien ici. Si tous les artistes pouvaient être des chamans, des accoucheurs de l’esprit, dans quelle monde merveilleux vivrions- nous. À sa petite mesure, cette performance permet de canaliser un agacement général face à des sujets abscons ou à des individus distants et gorgés de morgue, ou face à nous même. Pour conclure n’oublions surtout pas cet aspect, essentiel, inoubliable, indispensable même de cette performance : c’était drôle. 











BIBLIOGRAPHIE :

Cyrano de Bergerac
Edmond Rostand

ubu.com
culture.ulg.ac.be
nytimes.com
moma.org

toutes les ressources sur la performance que vous nous avez fournies