Marie Luçon & Boris Dambly Déclamation théâtrale et seaux d’eau
Comme la plupart des étudiants
j’ai passé la soirée complète aux
ateliers Claus et j’ai assisté à
la plupart des performances sans
vraiment me demander laquelle
j’allais choisir pour ce travail.
J’en ai trouvé certaines amusantes,
d’autres intéressantes et même
surprenantes. Le lieu semble assez
alternatif, pas institutionnel pour
1 un sou en tout cas, tout est bétonné
et assez dépouillé. J’ai adoré la
tendre émeute, pas mal ri pour Edgar
- je n’en espérais pas moins - mais
il n’y en a qu’une seule qui ait
vraiment retenu mon attention tout
le long de son déroulement, celle
de Boris Dambly et Marie Luçon :
déclamation théâtrale et seaux d’eau.
Peut-être que c’était la seule que
j’attendais, parce que Boris l’avait
déjà évoquée en cours et que je
connaissais déjà un peu sa démarche
- je la trouvais assez valable -,
j’étais plus enclin à être touché par
elle. Ou alors peut-être que le fait
d’y avoir - modestement - participé
me l’a rendue plus palpable, moins
abstraite. Le contre-exemple serait
la performance de Carole Louis qui
correspond typiquement au genre de
choses qui me laissent de marbre.
sans dénigrer son travail je dois bien
admettre que j’y suis hermétique.
Mais je pense que si j’ai choisi
cette performance c’est que mon
appréciation est directement liée à l’impact immédiat, et qu’ici on a à
mon sens quelque chose de simple et
relativement fort. Le dépouillement
de l’installation : deux personnes
et des seaux d’eau froide. La
violence physique et implicite du
geste : l’eau froide jetée au visage
est non seulement physiquement
désagréable pour la personne qui la
reçoit mais aussi un gigantesque «ta
gueule» hurlé à son oreille. Enfin
la participation «automatique» du
public : personne n’a été invité à
effectivement se saisir des seaux et
à les utiliser sur le corps déjà
grelottant de cette pauvre femme
et pourtant il a suffit de quelques
dizaines de secondes pour que tout
le monde le fasse.
Les lumières s’éteignent, les voix
échauffées par la bière s’adoucissent
peu à peu et un spot éclaire le mur
du fond, révélant une femme entre
deux âges, habillée en noir avec
une veste de fourrure synthétique
blanche sur les épaule, maquillée
et l’air concerné. Elle est sur une
estrade et à ses pieds, sur le sol, se
trouvent une vingtaine de récipients
de toutes tailles, du verre au
seau. Ils sont remplis d’une eau
extrêmement froide, je le sais parce
que j’en ai reçu une bonne partie sur
moi. À ses pieds et toujours en bas
de l’estrade, je reconnais Boris,
dans l’obscurité, rôdant autour des seaux. La femme - Marie Luçon, qui
est actrice de théâtre - commence
à déclamer des textes qui semblent
tirés de tragédies classiques, en
en faisant des tonnes, le regard à
l’horizon et le poing levé. Peu après
qu’elle ait commencé Boris lui lance
le contenu du premier récipient à la
tête. Au fur et à mesure les gens s’y
mettent aussi, elle est rapidement
trempée des pieds à la tête avec
son haut gorgé d’eau qui commence à
tomber, sa fourrure qui se fane et
son mascara qui coule le long de ses
joues, mais elle continue à dire sont
texte, quasiment imperturbable. Le
manège se poursuit jusqu’à ce qu’il
n’y ait plus un seul récipient. J’ai
même vu quelqu’un lui jeter un verre
d’eau qu’il avait pris au bar.
Immédiatement on pense au théâtre
classique, à sa pompe qui peut
paraître risible et parfois même
irriter. J’ai en tête Cyrano de
Bergerac (Edmond Rostand) qui devant
un acteur particulièrement pédant
lâche : “Gros homme si tu joues, je
vais être obligé de te fesser les
joues”. Il justifie sa haine ainsi
: “C’est un acteur déplorable, qui
gueule, Et qui soulève avec des han
! de porteur d’eau, Le vers qu’il
faut laisser s’envoler”. Si j’ai
bien compris ce qu’a expliqué Boris
au cours d’histoire de l’art, quand
Marie commence à boire une ou deux
bières elle ne peut pas s’empêcher
de déclamer les tirades qu’elle a
mémorisé dans sa vie d’actrice de
théâtre, à un point que cela en
devient énervant. Le théâtre possède
des merveilles de langue, personne
ne pourra enlever sa beauté au Cid
(Corneille) ou au Songe d’une nuit
d’été (Shakespeare). Pourtant si
hors contexte un de vos amis vous
récite des monologues interminables
sans vouloir s’arrêter, on rentre
dans le domaine du désagréable.
Parce que ça coupe le dialogue,
parce que c’est long et souvent
hors de propos, et un tout petit peu
prétentieux aussi. À la base, et ça se sent beaucoup dans son travail,
Boris n’a pas de revendication
particulière dans son action, ou
en tout cas elle ne s’exprime que
par les faits, jamais par les mots.
L’intention de départ est de faire
à Marie ce qu’il rêve de lui faire
quand elle se donne en spectacle
dans des moments inadéquats, c’est à
dire lui verser un grand seau d’eau
gelé sur la tête. Il n’y a pas de
manifeste, juste un acte gratuit
ou en apparence gratuit. Qu’ils
le veuille ou non, par imitation
inconsciente ou instinctivement,
aucun acte n’est gratuit et encore
moins une performance.
Quand je commence à réfléchir à cette
performance la première chose qui me saute aux yeux c’est sa spontanéité. Elle peut se passe sans problème de
références historiques ou d’analyses
alambiquées, ce qui est pour moi quelque chose de précieux : elle est
autonome. Je n’ai jamais beaucoup apprécié les oeuvres en références à d’autres oeuvres, ainsi quand 2
Marina Abramovic - dont j’apprécie d’autre part le travail - propose de
rejouer des performances historiques
qui l’ont influencée au Guggenheim
de New York, je crie à l’hérésie.
D’abord parce que en faisant cela
elle amène une monétisation à un
art qui avait su par son essence
éphémère et impalpable rester loin
du marché et de ses excès, et qui
avait ainsi gardé une forme de
pureté. Ensuite et surtout parce
que pour moi la performance n’est
réellement intéressante que quand
elle est action, et qu’elle possède
à un quelconque niveau une forme
d’expression brute. L’histoire nous
montre que les circuits fermés ne
sont bons qu’à la sclérose, ce qui
est d’ailleurs la plus implacable des
lois naturelles, quand on n’avance
pas on meurt. Je pense qu’il faut
préférer les coups de gueule aux
reliques, l’éphémère au sacré. On
imagine très bien que cette scène
puisse se reproduire dans le cadre d’un pari entre amis ou même comme
bizutage dans un quelconque internat
: “Tu nous saoule avec tes vers Marie,
laprochainefoisquej’entendsdu
Racine tu te mets sur l’estrade et
on te balance tous de l’eau glacée
c’est compris ?”. Mais la pauvre
Marie est incorrigible, elle ne
peut pas s’empêcher de citer Racine
à tout va, sa peine était fatale.
Et sa peine, comme la performance
de Boris et Marie, est un acte
autonome, qui n’a besoin que de lui
même pour être intelligible.
Plus sérieusement, ce type
d’actions parviennent à désamorcer
un défaut majeur de la performance
qui est ce sentiment d’exclusion,
souvent ressenti par le public. Je
ne compte pas le nombre de regards
gênés ou fuyants, les bribes de
conversations que je saisis parfois
comme “mais qu’est-ce qu’il fait,
là ?”, “mais pourquoi il fait ça”,
“tu crois qu’il va expliquer ?”,
ou encore les salles qui se vident 3 peu à peu au fur et à mesure que
la performance suit son cours, ou
pire, celles qui ne se remplissent
pas du tout. Le public serait-il
cet effrayante foule grouillante et
inculte shootée aux médias de masse
et à la pensée unique, incapable
de saisir une forme d’art peut-
être trop avant-gardiste ? Ou bien
le performeur est-il l’enfant gâté
de la société occidentale, artiste
contemporain à tel point déconnecté
de l’homme moyen qu’il est incapable
de communiquer avec lui ? Ni l’un
ni l’autre évidemment, évitons à
tout prix les caricatures, mais
la circonspection est quand même
la règle dans les publics de
performances. Je vais prendre un
contre-exemple, une caricature
justement, pour bien me faire
comprendre. Yoko Ono est une artiste
contemporaine certes controversée,
mais aussi largement exposée et
bénéficiant d’une audience énorme
à travers le monde entier. Je ne
la rejette pas en bloc, certaines facettes de son travail sont très
respectables notamment au sein
de Fluxus. Pourtant une de ses
performances tristement connue
grâce au succès d’une vidéo YouTube
- entre un et deux millions de
vues - me semble être le symptôme
de ce que je décris plus haut. Il
s’agit de “Voice piece for soprano
& wish tree”. Que cela ait un sens
bien précis pour elle ou qu’au
contraire elle recherche une sorte
de lâcher prise total, cela n’a
aucune importance parce que tout ce
qu’on voit c’est Yoko Ono qui hurle
dans un micro pendant trois minutes
et qui s’en va immédiatement après
avec un sourire satisfait, suivie
de deux gardes du corps. Évidemment
cette performance s’inscrit dans
une exposition plus large mettant
en scène ses “instruction pieces”,
et ses cris sont une invitation au
public à faire de même, à hurler
aussi fort que possible dans des
énormes enceintes en plein milieu
du MoMA, c’est à dire en plein milieu
d’une institution à la limite du sacré.
Ça a l’air pas mal sur le papier,
ça semble même un peu subversif et
fatalement la question se pose,
pourquoi ici ça ne prend pas ? La
personne la plus proche d’elle doit
se trouver à cinq mètres et si on
regarde les visages des spectateurs,
le moins qu’on puisse dire c’est qu’il
s’y trouve une certaine retenue. En
fait le point principal que je veux
faire passer ici se trouve dans un mot
tout simple de la phrase précédente
: “Spectateur”. “Specto” est un
verbe latin qui veut dire regarder,
le spectateur est celui qui regarde.
Pardonnez mon didactisme un rien
pataud, mais c’est ici précisément
que se trouve la nuance. Pendant la
performance des seaux d’eau, il n’y
a eu aucune circonspection, aucune
retenue, et c’est naturellement que
les gens ont participé. C’est le
plus naturellement du monde qu’ils
se sont investis dans la performance
et ont été plus que spectateurs, ils ont été acteurs et volontaires de
surcroît, et ils ont fait ce que
certains - je n’oserais pas dire
moi - rêverait de faire à Yoko Ono
hurlant dans ce micro.
La mise en place préalable est
assez dépouillée, comme je l’ai dis
plus haut il n’y a rien de plus -
au départ en tout cas - que deux
personnes agissants à l’intérieur
de deux appareils imbriqués. Je
m’explique. D’abord le premier :
la femme, surélevée par sa position
sur l’estrade et mise en avant
par l’éclairage, il s’agit ici
explicitement d’un pastiche de scène
de théâtre. Le deuxième c’est Boris,
les seaux d’eau et le public dans
l’obscurité. Il y a une mise en
abîme évidente, parce que les deux
dispositifs sont du domaine de la
mise en scène, de la préparation, et
il y a là un paradoxe intéressant :
c’est en se moquant du premier que
le deuxième s’identifie à lui. Même
en essayant de garder une certaine
décontraction dans le geste, il y a
quelque chose de théâtral dans la
façon dont nous avons tous arrosé
Marie. Les gestes étaient choisis,
contrôlés, puisqu’il fallait rentrer
dans le halo du spot et monter sur
l’estrade pour l’atteindre. Ce simple
mouvement faisait passer les membres
du public du deuxième dispositif au
premier, de l’ombre à la lumière,
de l’anonymat rassurant aux yeux de
tous. Je ne pense pas que ce soit
prémédité, je pense que c’est la mise
en place même de cette performance
qui inclut dans son sein ce paradoxe,
tout comme le simple fait d’appeler
une action “performance” est déjà
une forme de mise en scène. Et c’est
là un autre paradoxe parce que pour
beaucoup de performeurs il n’y a
pas de limite entre la performance
et la vie, à part justement cette
distinction purement sémantique.
Imaginez vous dans votre cuisine en
train de faire un plat de pâte. Il
s’agit d’une action assez banale,
liée à au besoin humain le plus primaire après celui de respirer,
de se nourrir. Mais appelez ça une
performance, et refaite exactement
la même chose dans une galerie d’art
et on va vous regardez, se demander
ce que vous avez voulu dire, mettre
en question la place du spaghetti
dans la post-modernité etc.
C’est seulement à la fin de ce travail
que je comprends pourquoi c’est cette
performance que j’ai choisie. Moi
aussi quand je suis ivre, je récite
des poèmes en m’écoutant parler, et je
me déteste pour ça quand j’y repense.
Une amie m’a dit en regardant avec
moi la performance de Marie et Boris
que quand j’entamais “Nous vivons
dans l’oubli de nos métamorphoses...”
de Éluard, elle pensait à chaque
fois à me vider un seau d’eau glacée
sur la tête. Je pense que le côté
jouissif que j’ai eu à regarder et
à participer avait à voir avec de
l’autoflagellation c’est sur moi que
je me suis défoulé, c’était moi-même
debout et frigorifié à raison dans ce
spot blanc.
Comme je l’ai dit plus haut, aucune action n’est gratuite, et d’ailleurs Boris nous disait lui-même qu’il lui était arrivé de ne comprendre le sens d’une de ses propres performances qu’après plusieurs mois, sûrement le temps qu’il faut à l’esprit pour faire décanter les idées. Alors même si il travaille à l’instinct - ce que je respecte - je n’arrive pas à
m’empêcher de rapprocher son travail de l’actionnisme, avec un petit côté happening dans l’absence revendiquée
d’intention, et je ne peux pas ne pas me demander si c’est intentionnel. Un des principes de l’actionnisme - viennois en tout cas - c’est la création par la destruction. Dans Kardinal, Otto Muehl - co-fondateur et un des membres 4
principaux de l’actionnisme viennois - nous montre une personne ficeler le
visage d’une autre, puis lui recouvrir
le visage de différentes matières plus
ou moins liquides en la frappant. Le
contexte de l’époque était autrement
plus violent qu’aujourd’hui, la
société autrichienne était encore
infestée des restes du régime nazi
et il y régnait une ambiance aussi
puritaine que malsaine. Je trouve
aussi important de préciser quand on
parle de ce mouvement que la plupart
de ses membres, du simple fait de leur
âge, ont servis dans la Wehrmacht,
Otto Muehl connu même le front. Les
traumatismes à exorciser étaient d’une
violence rare pour ces artistes, mais
même si elle est plus doucereuse il
existe une forme de violence sourde
dans nos sociétés. La catharsis
est, pour moi, nécessaire et c’est
exactement elle qui prend place ici :
même si l’acte n’est pas à proprement
parlé destructeur il en reste violent
et lourd de sens.
J’aime la notion d’art comme rituel
exutoire, je me dis parfois que
l’art et à plus forte raison l’art
performatif puisqu’il est plus lié
que n’importe quel autre à la vie,
devrait avoir dans nos sociétés
modernes le même rôle que la transe 5 dans certaines sociétés ancestrales,
ou que le théâtre dans la civilisation grecque, celui de nous permettre de
défouler nos corps et nos esprits
pour désamorcer les agressivités,
aigreurs et autres frustrations
quotidiennes. Aristote appelait
catharsis le fait d’évacuer ce que
les passions ont de dangereux par le
biais du théâtre, et je trouve que ça
résonne plutôt bien ici. Si tous les
artistes pouvaient être des chamans,
des accoucheurs de l’esprit, dans
quelle monde merveilleux vivrions-
nous. À sa petite mesure, cette
performance permet de canaliser un
agacement général face à des sujets
abscons ou à des individus distants
et gorgés de morgue, ou face à nous
même. Pour conclure n’oublions
surtout pas cet aspect, essentiel,
inoubliable, indispensable même de
cette performance : c’était drôle.
BIBLIOGRAPHIE :
Cyrano de Bergerac
Edmond Rostand
ubu.com
culture.ulg.ac.be
nytimes.com
moma.org
toutes les ressources sur la performance que vous nous avez fournies