Maeva Chan

“Je suis un médium” de Jérôme Poloczek 

     Le vendredi 19 décembre 2014 se tenait aux Ateliers Claus de Bruxelles une soirée organisée autour de la performance, par des performeurs. Atmosphère lourde et inquiétante à l’entrée, comme s’il s’agissait là d’un club secret dans les bas fonds d’une ville embuée, nous sommes, à peine arrivés, confrontés à des scènes et actions différentes de tous les côtés. En levant les yeux, une pluie de feuilles de papier machine semble sortir de nulle part, tandis que derrière une immense baie vitrée, une jeune femme écrit inlassablement des mots avec sa propre buée. En achetant mon ticket, le jeune homme à l’entrée me tend une enveloppe d’un air entendu et mystérieux. Il se penche vers moi et me chuchotte que c’est “pour une performance”. La cérémonie est en place, l’artiste a maintenant gagné toute mon attention. En me mettant à la recherche de la fameuse performance qui ferait intervenir l’enveloppe secrète , je remarque très rapidement Jérôme Poloczek, grand et immobile au milieu de la foule. Il porte une pancarte sur laquelle on peut lire “Je suis un médium” et qui arbore deux attaches d’où pendent des enveloppes. Il est temps d’ouvrir la mienne.


À l’intérieur, deux feuilles. Sur la première, des instructions,
où l’artiste s’adresse au spectateur : “Bonsoir, j’aimerais réaliser une expérience avec vous, elle s’appelle “Je suis un médium”. Elle n’a pas pour but la démonstration d’un exploit, la transgression ou l’ironie. C’est une expérience simple qui demande un seul geste de votre part. Si vous le voulez bien, souvenez-vous d’une personne disparue. Souvenez-vous d’un de ses gestes ou d’une de ses phrases, même un geste tout simple, même des mots banals. Écrivez ensuite ce geste ou cette phrase sur le papier ci-joint sans mentionner le nom de la personne : nommez-la simplement “il” ou “elle”. Déposez ensuite votre enveloppe chez moi - durant toute
la soirée, je porterai une pancarte “Je suis un médium”. Cette pancarte comporte un réceptacle pour votre lettre. Si vous désirez au contraire
recevoir une phrase ou des gestes prononcés par une personne disparue, le panneau “Je suis un médium” contient aussi un réceptacle pour que vous puissiez recevoir une enveloppe”. Sur le plus petit papier, les pronoms “Il/ Elle” introduisent plusieurs lignes vides sur lesquelles nous sommes libres de noter le souvenir de notre choix. Au bas de la feuille, juste ces mots : “Une personne vivante a connu une personne disparue. Dans le cadre de la performance “Je suis un médium”, elle a accepté de vous transmettre une parole ou un geste de cette personne disparue. Merci à elle deux, merci à vous”.
Une fois les lignes remplies d’un souvenir, je plie le papier, le glisse dans l’enveloppe et m’en vais trouver Jérôme Poloczek pour contribuer à sa performance. Il me demande si je souhaite recevoir une enveloppe dans laquelle se trouve un souvenir, en échange du mien. J’accepte, prends l’enveloppe sur le réceptacle de gauche, et dépose la miene à la place. Je me surprends à l’ouvrir à l’abri des regards de mes amis, comme si je me sentais déjà responsable du secret de cette personne disparue, comme si je faisais partie d’une petite communauté d’initiés. Lorsque je me retourne vers l’artiste, touchée par le souvenir que je viens tout juste de lire, il a déjà disparu, se frayant difficilement un passage dans la foule avec son sobre costume en pancarte blanche, qui rappelle la simplicité et le ludisme des performances dadaïstes et des pièces de théâtre de Tristan Tzara, avec ces costumes disproportionnés créés par Sonia Delaunay.


     À la façon d’un Allan Kardec, fondateur de la philosophie spirite, Jérôme Poloczek se présente ce soir là comme un maître de cérémonie occulte, qui vient convoquer les esprits des défunts et les confronte au monde des vivants. Si l’on doit en juger par les réactions des personnes présentes, l’expérience est un succès. On croise des jeunes gens émus, gênés également de pénétrer d’une manière si brutale dans l’intimité d’une personne décédée, ou même effrayés. Mais tous ceux à qui j’en parle s’en souviennent très bien, car le traitement de la mort dans l’art est un sujet qui fascine. Dans une société obsédée par le fantasme de l’immortalité et qui se pense au dessus de la mort, la représentation de la mort et de ses avatars est devenue, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, un sujet de choix. Geoffrey Gorer, anthropologiste et auteur britannique, écrit même en 1955 que “la mort a remplacé le sexe comme principal interdit” et parle d’une “pornographie de la mort”. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les fantômes du passé hantent encore les hommes, et traiter de la mort devient le principal vecteur pour exorciser, pardonner ou s’amender. C’est notamment ce que tenteront de faire les actionnistes viennois qui, rongés indirectement par la culpabilité et le rôle de l’Autriche dans les atrocités de la guerre, tenteront de déconstruire l’être humain. Pas par l’esprit, à la manière de Freud. Mais physiquement. Par le sang, les tripes, les larmes et la merde. Mais la Seconde Guerre Mondiale inspireront également à certains artistes des tentatives de faire parler les morts qui seront largement huées et considérées comme scandaleuses. C’est notamment le cas de Carl Michael Von Hausswolff qui choque l’opinion publique en 2012 en utilisant des cendres volées dans le camp de concentration de Majdanek pour en faire une toile. Il se défendra en disant que lorsqu’il peignait, c’était “comme si les cendres contenaient l’énergie ou les souvenirs des âmes des personnes qui avaient été torturées, tourmentées et tuées” mais le mal est fait, certaines facettes de la mort ne sont toujours pas prêtes à être déconstruites.





     En consultant les travaux antérieurs de Jérôme Poloczek, on constate que ce dernier entretient une fascination particulière pour les fantômes, sous toutes leurs formes. L’exemple le plus frappant étant “Anneliese”, une série de sérigraphies sur le thème d’Anneliese Michel, un cas extrêmement célèbre dans le monde de l’exorcisme. Dans la fin des années 60, une jeune fille, Anneliese Michel, est internée suite à des Peinture avec cendres de Carl M. Von Hausswolff hallucinations et des tremblements, et les médecins la diagnostiquent rapidement comme étant épileptique. Elle se plaint de visions diaboliques lorsqu’elle prie, est incapable de faire face à des figures sacrées et montre des comportements décrits comme typiques d’une possession démoniaque. Ses traitements médicamenteux sont arrêtés, et elle adopte un comportement violent qui viennent confirmer les doutes de ses parents, et la venue d’un prêtre qui confirme que leurs théories ne font plus aucun doute : leur fille est bien possédée par une entité démoniaque. En 1975, Anneliese meurt lors d’un exorcisme, les parents et les prêtres sont condamnés pour négligence et le procès connaît un énorme retentissement en Europe.







Pour cette oeuvre, Jérôme Poloczek dit avoir sérigraphié un manuel de catéchisme datant de 1930 (date à laquelle les parents et les prêtres ont probablement été initiés à la religion) et un livre sur la schizophrénie datant de 1970. Le visage d’Anneliese est central sur cette installation cruciforme, et sérigraphié sur la définition d’une maladie mentale qui, si elle avait été diagnostiquée et poursuivie, sans être freinée par l’obscurantisme de ses parents, auraient pu lui sauver la vie. Le résultat est glaçant. Et à travers l’utilisation d’un manuel de seconde main, Jérôme Poloczek donne une seconde vie. Tout comme il a donné une seconde vie à nos souvenirs de personnes défuntes, lors du Salon du Sang Neuf.
 
Une telle approche, celle de convoquer les morts, les esprits afin de créer, est à mettre en relation avec l’art spirite. En vogue à partir de la fin du XIXème siècle (avec Victor Hugo et Allan Kardec, auteur du Livre des Esprits) et repris par l’Art Brut, on pense notamment à l’anglaise Madge Gill qui, dans les années 20, était capable de réaliser des centaines de dessins en une nuit, guidée par un état de transe. Atteignant parfois jusqu’à 11m de long, ses oeuvres étaient selon elle inspirées par une force invisible qu’elle finira par appeler Myrninerest. Il s’agissait d’oublier toute conscience de cesser de penser et de laisser libre cours au hasard, comme c’est également le cas avec la performance de Jérôme Poloczek. L’entière production qui résultera de son travail sera le fruit seul du hasard, et de ce que le public aura bien voulu partager. Lui aura juste été le druide, le maître de cérémonie qui vient faire ressusciter des souvenirs, à l’image de Sophie Calle dans “Une jeune fille disparaît” (2003) qu’elle consacre à Bénédicte, une jeune femme disparue dans un incendie, et qui était aussi une grande admiratrice de son travail. Après avoir reçu des coupures de presse de cette disparition, Sophie Calle se lance sur la trace de cette jeune fille, et il en résultera une exposition à Beaubourg (lieu où travaillait Bénédicte) qui mêlera photos de la disparue et d’elle même. En réunissant des souvenirs, Sophie Calle parvient à ressusciter le temps d’un instant cette fille et à lui donner une seconde vie en l’invoquant, et en la sublimant. 



     L’oeuvre de Jérôme Poloczek, dans le thème qu’elle aborde, fait écho à une certaine fascination de la mort qui a lieu depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale donc, mais d’autant plus depuis quelques années. Avec la crise du photo journalisme, on a entamé une crise de l’image. Pour mieux manipuler les masses, la mort devient tabou et commence alors le phénomènes des guerres “chirurgicales”, comme c’est le cas pour la première Guerre du Golfe. Pas de morts visibles, c’est l’illusion d’une guerre propre. Les gens ne veulent plus voir de morts, et c’est donc le rôle des artistes de livrer au monde des “memento mori”, Damien Hirst, Annette Messager, Christian Boltanski en figures de proue. Et le public en redemande, la preuve en est avec Gunther Von Hagen et son exposition sur la plastination qui fait le tour du monde et sera interdite dans certaines villes, dont Paris. Les médias ne nous montrent plus la mort, mais l’être humain est entré dans une phase où il veut savoir. Depuis quelques années, on assiste à l’émergence de tendances “morbides”. Le crâne humain, symbole même des vanités et du “memento mori” est maintenant devenu un symbole fashion inévitable, le noir, autrefois vêtement de deuil et du clergé est devenu symbole de chic et les expositions sur la mort - les Vanités au Musée Maillol, Crime et châtiment à Orsay ou encore Deadline au Musée d’Art Moderne, pour ne citer que les expositions parisiennes-prolifèrent.









SOURCES
- http://heterodoxology.com/2013/02/27/the-esoteric-in-modern-art/ - http://www.cesnur.org/2010/to-pasi.htm
- http://www.psychanalyse-troyes.org/index.php?option=com_ content&view=article&id=131:la-reprsentation-de-la-mort-dans-lart- contemporain&catid=11&Itemid=45
- http://www.france24.com/fr/20100222-vanites-hantent-le-musee- maillol-a-vie-a-mort/
- http://www.ina.fr/video/VDD10009578